…Entre paso y paso…

Carlos Gavito

Mystérieux, passionnés, intemporels, l’âme et l’esprit du tango, révélés dans une réalité en suspens… entre un pas et le prochain.

Interview by ASK farolito octobre 2003

L’HISTOIRE

As-tu un principe directeur en tango ?

Je suis loin d’être un traditionaliste, en particulier en ce qui concerne le tango. Enfant, j’ai appris certaines choses sur le tango qui me servent encore (je ne les ai pas apprises en cours car je n’en ai jamais pris). On m’a enseigné à respecter le tango comme un patrimoine national. Quand je viens à Paris et que je danse – est-ce que je danse un tango argentin ou français ? La musique qui est jouée vient d’Argentine.

Tu danses depuis longtemps…

S’il te plaît, souviens-toi que j’ai 72 ans. Je suis plus âgé et je suis donc passé par des choses que les jeunes de vingt ans ne connaissent pas encore. Certains pensent que je n’ai jamais vu l’Europe. Ils ne peuvent pas être plus loin de la vérité. J’ai amené le tango à Paris en 1974. La Tour Eiffel n’avait probablement pas connu de danseurs professionnels depuis les années 20.

Enfant, tu as étudié la musique ?

J’adore la musique classique. Mes frères aînés étaient d’excellents musiciens – pianiste et violoniste. Mais moi j’avais décidé d’apprendre le bandonéon, l’instrument de mon barrio, celui de la musique qui remplissait nos rues. J’ai étudié pendant cinq ans. Vers 12 ans, j’ai laissé tomber, en disant à ma mère que je jouais mais que je n’avais jamais l’occasion de danser. Elle m’a beaucoup soutenu. Et depuis, je n’ai fait que danser.

Comment était-ce de danser dans ta jeunesse ?

Nous dansions aux coins des rues, dans les bars, les clubs, les patios. Je fréquentais des endroits rock & roll où les jeunes et les jolies filles se rendaient. Pendant mon adolescence, c’était problématique de danser le tango. Mes partenaires les plus jeunes avaient 30 ou 40 ans. Mais quelle éducation ! Ma première partenaire était strip-teaseuse dans un cabaret. Elle m’a entraîné dans le sud pour danser. J’avais 17 ans.

Une expérience mémorable en tant que jeune professeur ?

En Colombie, 1978. Il y avait un programme télé à Bogota qui s’appelait Apprenez à danser le tango avec Maestro Gavito Sans blague ! Pendant trois mois, j’ai eu plus d’une centaine d’élèves à la télé. C’était quelque chose. Enfin, après j’ai fait le tour du monde plus d’une dizaine de fois grâce au tango.

Et ton expérience avec Piazzolla ?

J’ai dansé Piazzolla dans le show Forever Tango pendant 17 ans.

J’ai également dansé pour lui personnellement à Buenos Aires en 1977. Nous avons passé six mois ensemble. Un jour il m’a demandé lequel parmi ses thèmes j’aimais danser.

– « J’aime quand tu joues Triumfal parce que c’est encore un tango, du même style de ce que tu faisais avec Troilo”.
– “Et les autres thèmes ne sont pas du tango à ton avis ?”
– “Avec tout mon respect, Maestro, non. J’aime surtout Triumfal pour le sentiment qu’il dégage et son thème portègne ».

Toute sa vie, il a dit de lui la même chose – Piazzolla interprète Piazzolla, il ne joue pas du tango. Il interprétait la musique de Buenos Aires à sa façon. Pour comprendre et apprécier tous ses concepts musicaux, il faut être musicien. Lorsqu’il s’éloigne trop de ses sources, il y a un moment où le tango cesse d’être le tango auquel nous sommes traditionnellement habitués. Le tango que nous chantons et dansons est plus près de la simplicité des gens et de la ville.

Y a-t-il quelque chose dans l’histoire du tango que tu trouves particulièrement sensé ?

Je danse surtout la musique des années 40. Parce que je danse ce que je ressens depuis l’enfance, pas le tango de mes parents ou de mes grands-parents. Je n’ai pas vécu ces années-là. Ma propre vie a commencé dans les années 40.

Tu sais, l’histoire du tango a déjà été écrite et racontée. Au début, le tango était joyeux et frivole – le tango-milonga. Puis un autre message est arrivé. L’Argentine a accueilli les immigrés de la Guerre de 1914, de la Révolution espagnole et d’autres événements.

Ceux qui sont arrivés avaient souffert de grandes tragédies. Ils avaient perdu leur maison et leur pays, leurs enfants et leur famille. Ils n’avaient rien d’autre qu’un sac sur le dos, une mie de pain et un oignon à l’intérieur. Ils sont venus dans mon pays comme musiciens, danseurs, ou autres. Le caractère du tango a alors énormément changé. Les paroles et la poésie aussi. Un changement complet d’intensité et d’intention. En particulier d’intensité.

Les thèmes que je danse portent en eux une très forte charge émotionnelle. De fait le tango que je danse est triste. Je ne danse plus El Porteñito et le sens ne se prête plus à des ganchos ni à des figures ouvertes. La musique raconte sa propre histoire. Quand je danse Patacha, je suis un homme qui danse avec force, un macho. Avec Gallo Ciego, je deviens, comme son nom l’implique, un coq et ma partenaire une poule. Je danse avec l’intention de lui faire l’amour.

L’ART D’ENSEIGNER

Que peut-on dire du titre ‘maestro’ ?

C’est une histoire très curieuse. J’étais en visite dans une ville et je vois « Master Class » au programme. J’ai pensé qu’il devait y avoir une erreur : le nom du professeur était celui d’un élève qui avait commencé à apprendre le tango en tant que débutant avec moi seulement un an auparavant. J’ai pris mon sac, changé mes chaussures, payé le cours et je suis resté assis à attendre le début du cours. Le professeur a cru qu’il s’agissait d’une blague. Mais ce n’en n’était pas une, j’étais là pour prendre le cours de tango en tant que maître. Ridicule !

On ne peut rien faire contre une personne qui décide de s’auto proclamer maître de tango, c’est une de ces petites choses inévitables de la vie. Il y a un dicton argentin : La culpa no es del chancho sino la del que le da de comer. « Ce n’est pas de la faute du cochon, sinon de celui qui lui donne à manger ». Qui plus est, on devrait grandir en fonction de son propre mérite, en travaillant dur et avec constance, pas en abaissant les autres ni en copiant les styles.

Les élèves se font avoir jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que ce qu’on leur enseigne n’est pas la manière de danser. On leur apprend en commençant par les pas : des pieds vers le haut du corps. Or, l’apprentissage du tango commence avec la tête, remplit le cœur, s’infiltre en lui et ensuite meut les jambes. Si tu commences par bouger d’abord les jambes, ça ne montera jamais à la tête. C’est comme essayer de faire couler de l’eau de bas en haut. Elle ne coulera pas !

Je recommanderais volontiers à ceux qui pensent danser le tango d’économiser leur argent et l’été prochain d’aller, plutôt qu’à la plage, à Buenos Aires pour visiter les milongas et voir comment les gens y dansent. Ils verront que bien des choses qu’ils ont apprises sont inutiles et infaisables et ils en découvriront davantage sur le tango. Il y a des personnes moins influencées par les studios de danse, qui comprennent mieux le tango et qui peuvent transmettre cette connaissance. Elles valent la peine d’être découvertes.

… sur l’irrévérence envers le tango

Tout le monde dit que le tango est un sentiment qui se danse, une sensation, mais est-ce que c’est ainsi que tout le monde le danse ? Créer quelque chose en accord avec le plus extravagant des morceaux de Piazzolla et rechercher différentes formes d’expression est fantastique. Les gens dansent le style et la musique qu’ils souhaitent et ça c’est superbe.

Mais le tango n’est pas de la gymnastique et il serait inapproprié de faire des sauts sur Di Sarli. S’il vous plaît, laissez-les années 40 en paix! Je suis né dans les années 40 et c’est offensant. Comme si j’étais un collègue qui entre chez toi pendant que tu n’y es pas, se sert dans le frigo, etc… et quand tu rentres, il n’y a pas même un petit mot. C’est blessant. C’est une honte de se mouvoir sur une musique avec un concept erroné.

… sur le terme ‘milonguero’

Milonguero était un terme offensant ; la première des insultes utilisée par une mère dont l’enfant ne voulait pas étudier ou travailler et préférait aller aux milongas soir après soir.

Généralement, il était suivi par le terme attorante – milonguero marginal. C’est un personnage, pas un style de danse. Aujourd’hui, le sens de ces mots a changé. Il y a beaucoup de gens, je ne citerai pas de noms, qui dansent bien et s’appellent milongueros, mais sont loin d’en être. La danse est une chose et la personne une autre.

Milonguero c’est un nom que l’on te donne, pas un nom que tu t’attribues.

… sur le public

Je n’ai pas d’intérêt à être une star. Le tango représente plus pour moi que pour les spectateurs. Sur les 500 personnes du public, je danse pour les 20 qui comprennent. Les autres 480 applaudissent n’importe quel mouvement de jambe et n’importe quel saut.

Travailler avec eux m’intéresse moins. Ils ont besoin de mûrir avant que l’on puisse parler avec une entente réciproque, au-delà des critiques et des labels  » bons  » ou  » mauvais « . Pour venir étudier avec moi, ils ont besoin de comprendre déjà le concept du rapprochement, de l’étreinte. Avec honnêteté.

… sur l’enseignement

Il y a beaucoup de couples que j’admire pour leur danse. Ce n’est pas une question de style ou d’âge. Il y en a bien une vingtaine que je voudrais citer. Veuillez m’excuser de ne pas le faire. Je suis de près ceux qui cherchent à atteindre un point culminant dans leur enseignement. Culminant dans le sens qu’ils se définissent de manière à ce que le mot tango soit dit sans être prononcé. Certains devraient s’attacher à inspirer davantage plutôt qu’à rechercher les applaudissements. Pendant nos tournées, nous, les profs, n’avons que quelques jours pour visiter une ville. Il est irréaliste d’espérer transmettre un style complet. Mais nous pouvons inspirer les gens pour qu’ils cherchent sur la bonneroute.

… sur la vérité

J’essaie d’être honnête dans ce que je fais et dans ce que je dis. Je ne prétends jamais détenir la vérité parce que personne ne la détient. Personne. Le tango est très personnel, très individuel. Le tango est une part de notre vie. Et jours après jours en grandissant, en vivant de plus en plus notre vie personnelle, on vit de mieux en mieux notre tango. Et en vivant notre tango, nous vivons notre vie.

DANSE ET MUSIQUE

… la magie du sentiment

Il y a des moments où ce que tu as partagé avec ta partenaire était tellement beau quetu sens qu’il ne vaut mieux pas continuer à danser. « Je ne veux pas connaître votre nom ou vous inviter à boire un café. Je veux juste le sentiment. C’est assez et j’en suisreconnaissant ». C’est comme si, chacun venant de son monde, après avoir traversé la planète, nous nous étions rencontrés, touchés puis nous étions retournés à nos occupations. La réalité est suspendue, elle est sans conséquence. Ça c’est un don.
Précieux et rare.

… entre un pas et un autre

L’autre jour, j’ai vu une performance dans une milonga. J’étais avec des amis milongueros dans mon pays et ils m’ont demandé « Qu’en penses-tu ? Plutôt bons danseurs ? ». « Hé bien », ai-je répondu, « nous devrions leur faire prendre un bain de barrio pour rendre leur tango un peu plus farouche ». Le tango clinique est bon pour le Théâtre Colon et le ballet classique. Le tango des milongas et de la rue est plus graveleux. La technique est nécessaire mais elle n’a pas besoin d’être parfaite pour être belle.

Si je peux suggérer un thème pour notre conversation, ce serait : el Tango es entre paso y paso. Le tango est entre un pas et le prochain.

Les pas ne sont pas le tango, les pas sont la mémoire et la chorégraphie. Le tango ne peut jamais être dans les choses qui sont dites. Il est improvisation. Les pas appris à l’école de danse ne sont pas de l’improvisation, ils sont de la chorégraphie. De courtes chorégraphies. Ensuite seulement, tu apprends à connecter une figure à l’autre. Mais il ya toujours quelque chose qui manque: le tango. Il n’y a pas de pas.

Les fondamentaux

Ce que je dis à ceux qui veulent danser le tango c’est de danser chaque jour un tango sans figure, c’est-à-dire en n’utilisant que la structure basique du tango. Il y a six bases pour la femme.
En premier, un bon huit arrière.
En deuxième, un huit avant.
En troisième, un bon pivot.
Quatrièmement, un joli petit boleo, soit un changement de direction, pas un coup de pied en l’air.
Cinquièmement, un beau croisé féminin. Féminin et sensuel.
Sixièmement, bien marcher.

Danser la musique…

Si l’on suit toujours bien le rythme et la mélodie, a-t-on vraiment besoin de la musique ?

On peut placer une personne dans un coin du salon avec un tambour – boum, boum, boum – et danser le tango. Ou danser autre chose. Je vois des gens en cours et dans les pratiques qui dansent le tango comme une milonga. Le prof ne dit rien et l’élève ne se rend compte de rien. C’est malheureux. Je crois qu’il est préférable de danser la musique. Appelle-la mélodie ou ce que tu veux.

Quand le tango est chanté, l’orchestre suit la mesure et c’est le chanteur qui porte la voix. La voix est la chanson qui peut être portée par le violon ou le violoncelle ou tout autre instrument. C’est la musique.

Le violon… je laisse la femme danser cette partie.

Le piano… c’est nous deux, enlacés, marchant dans le parc et se parlant en secret.

La basse… c’est moi, marchant dans les ténèbres, un lampadaire chaque cent mètres, entrant dans la lumière et ressortant dans l’ombre. Mélancolique, triste, seul. Ça c’est le pas et la cadence de l’homme qui danse avec une femme.

Le bandonéon… le plus sacré de tous. Je ne peux pas le suivre parce que c’est un esprit et un esprit ne peut pas être suivi. On entre dans un esprit et on s’ouvre à lui.

RESPECT

Rencontres-tu beaucoup de critiques ?

J’ai atteint un âge où la vie prend bientôt fin sans égards pour le passé. Je suis heureux d’être moi-même. Aujourd’hui, opinions et critiques n’ont plus le pouvoir de me perturber. J’ai laissé ça derrière. Je ne suis pas non plus un saint patron du tango cherchant l’attention. D’aucuns pourraient dire :

 » Maestro, vous n’êtes pas très connu ici « .
 » Probablement pas. Depuis combien de temps dansez-vous ? « 
 » Deux ans « 

… Moi je danse depuis 45 ans. Qu’est-ce que je peux dire ? Peut-être certains ne connaissent-ils pas mon nom à cause de leur ignorance, pas parce que je n’existe pas.

Quant aux critiques, il y aura toujours des critiques ; si Gardel a eu les siennes, qui suis- je pour ne pas en susciter ? Ok, je suis juste une toute petite fourmi comparée à lui.

Mais, tu vois, il a continué à chanter de mieux en mieux. Comme moi à danser.

Cela demande des années d’expérience, non ?

C’est la quête. De nombreux grands artistes ont expérimenté des choses, faisant beaucoup d’erreurs sur leur chemin. C’est une quête pour la vérité et personne ne

détient la véritable vérité. Cela prend des années, et le temps de l’expérience, de la tranquillité, de la patience, du tact pour ne pas offenser les gens, ne pas les pousser à se surpasser. Il apporte respect et tradition, amour pour ce qu’on est vraiment. Il y a une très grande valeur là-dedans.

Ce qui compte c’est la trajectoire d’une personne et le respect qu’elle mériteindifféremment de mes goûts personnels. Son histoire est importante et c’est malheureux qu’elle soit parfois mise dans le même sac que celle de n’importe quel autre danseur dans un Festival ou un show. Par exemple, Copes est un géant. Sans Copes, le monde n’aurait pas le tango, mon ami ! Il a laissé un héritage. Moi aussi je souhaiterais laisser un héritage, comme tant d’autres le voudraient. C’est le maximum de ce que l’on peut réaliser en tango. Et cela s’appelle patrimoine national, respect et attitude.

Un mot des milongas ?

J’aime les milongas. Si on ne me jette pas dehors, j’y reste toute la nuit ! J’ai longtemps vécu ailleurs qu’en Argentine, retournant chez moi seulement quand j’en avais l’opportunité. Pendant longtemps je n’ai pas pu danser le tango de manière régulière (en dehors des shows et des tournées avec ma partenaire) parce qu’il y avait peu de bons clubs.

Je sors tous les soirs, pas seulement les fins de semaine, et je choisis les tangos et les partenaires que j’aime. Je n’ai pas besoin de parler toute la nuit ni de mouiller ma chemise en dansant. En plus, je suis né à une époque où les femmes couvraient leurs mains avant l’étreinte. Bien entendu, cela n’existe plus. De toute manière, je préfère mettre la femme à l’aise. C’est une autre façon de la respecter.

Et maintenant ?

Il y a des shows et des tournées programmés mais je n’ai pas vraiment de plans. J’aime vivre ma vie, la vie du tango, aller aux milongas avec mes amis, boire mon whisky, regarder les gens danser et s’amuser, les voir progresser jour après jour. Ces gens-là m’intéressent. Ils sont notre communauté de tango. Je les admire et je les apprécie. Je les vois arriver au tango… arriver où ? Il n’y a pas de paramètres, pas de limites.

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